mercredi 30 avril 2008

Extraits de L'Empire des larmes, tome 1



Pour vous faire patienter, je vous offre un extrait de L'Empire des larmes:

Pékin, 12 octobre 1860
Dans la deuxième cour du temple des Lamas, le journaliste dessinateur John Bowles venait de s'emparer d'une petite sculpture de tourmaline rehaussée d'or et de vermillon aux yeux, aux lèvres et à la pointe des seins.
Il caressa doucement ce minuscule corps de femme nu, sensuel en diable, dont les formes fuselées, suggestives et désirables s'offraient au regard ... Son auteur devait être un sorcier tant la femme endormie lui semblait réelle et la pierre dont elle était faite tiède et palpitante. Pour un peu, il n'eût pas trouvé étonnant que la statuette s'étirât, se mît debout sur sa paume et lui décochât un clin d'oeil aguicheur ...
Cette divagation assez erratique fit sourire notre homme.
Il faut dire qu'après des semaines aussi harassantes celui qui était devenu une légende du journalisme avait rudement besoin de décompresser. John Bowles était pourtant habitué aux aventures périlleuses.
Plus encore que ses enquêtes inédites sur la Chine profonde, ses sociétés secrètes, ses inombrables victimes de l'opium ou encore ses rébellions qui minaient le pouvoir central, abondamment citées et reprises par tous les grands journaux anglo-saxons, c'était l'incroyable courage dont ce reporter intrépide avait fait preuve après sa capture par des pirates japonais en mer de Chine au mois de juillet 1855 qui avait marqué la mémoire de ses lecteurs et de ses confrères.

Pour la jeune Anglaise, la Chine était une entité inclassable. Inquiétante et attachante à la fois, mais qu'il fallait prendre dans le sens du poil ... Chine des contrastes, ou les pires sauvageries ancestrales se mêlaient à des rafinements inconnus. Chine vénale, ou tout pouvait s'acheter, ou l'argent régnait en maître, ou l'on tuait pour quelques piastres. Chine cruelle, ou les gens pauvres étaient traités pire que des bêtes, encore que celles-ci, à l'exception des oiseaux de compagnie, fissent l'objet d'attentions - surtout les pauvres chiens - extrêmement cruelles et barbares. Chine des raffinements culinaires, ou l'on cuisait beaucoup les viandes - sauf quand on les mangeait crues ou vivantes! - et très peu les légumes, ou la façon de découper les produits comptait autant que leur assaisonnement et leur cuisson. Chine administrative, corrompue du haut en bas, ou chacun monnayait ses services ou achetait des avantages ... Mais aussi Chine des lettrés, des poètes et des calligraphes, capables de s'enthousiasmer devant le plumage d'un oiseau ou le son d'une source ...

Canton, c'était la ville de l'opium. Canton devenait une véritable leçon de vie, un exposé implacable sur la façon dont la misère, lorsqu'elle dépasse un certain stade, peut engendrer la peur de l'autre et la convoitise entre les plus pauvres et les plus démunis, créant une situation ou chacun luttant pour sa propre survie, l'entraide et la solidarité n'ont plus cours. Dans les rues du port franc régnait une violence extrême et choquante, qui ne se révélait que par intermittence mais avec une acuité inouie, rappelant à l'homme qu'il peut être un loup pour sa propre espèce. A Canton, les voleurs à la tire n'avaient ni l'élégance ni la subtilité des pickpockets londoniens: ils arrachaient de force leurs paniers et leur porte-monnaie aux matrones et même aux petites vieilles, allant de se fondre dans la masse compacte de la foule. Mais malheur aux malfrats qui se faisaient prendre en flagrant délit car les bagarres entre ivrognes n'étaient rien face aux lynchages en bonne et due forme que subissaient les voleurs lorsque la foule se transformait soudain en furie justicière.




Avide de connaître la réalité de la Chine après avoir passé tant d'année à l'étudier dans les livres, Antoine Vuibert avait également décidé de mettre à profit son temps libre pour partir à la découverte des couleurs et des saveurs de la cuisine de cet immense pays ou une belle couche de sauce laquée écarlate vous transformait un banal poisson de rivière en dragon surgissant du fond des abysses dont la gueule ouverte semblait sur le point de cracher des flammes.
Désireux de ne rien écarter de l'éventail des sensations offertes par la Chine à ses visiteurs étrangers, le jeune Français avait tenu à essayer l'opium.
Cette drogue ne pouvait pas être réduite à un simple poison. Sinon, comment expliquer l'engouement dont elle faisait l'objet? Pourquoi ses consommateurs étaient-ils prêts à vendre femme et enfants pour s'acheter la dose quotidienne de ce que son professeur Stanislas Julien qualifiait d'agent du suicide heureux? Quelle sorte de plaisir l'extrait du pavot procurait-il à ceux qui l'utilisaient? Mais il gardait de cette expérience un souvenir si cuisant qu'il s'était juré de ne plus jamais recommencer. A Shanghai, on trouvait l'opium non seulement dans les fumeries qui restaient ouvertes jour et nuit, prêtes à accueillir bras ouverts tous les Occidentaux dont le porte-monnaie était suffisamment garni, mais aussi dans les maisons de plaisir ou il était proposé aux clients à l'issue de leurs ébats avec les filles.
Pour assouvir sa curiosité, Antoine n'avait pas fait les choses à moitié: il s'était rendu à la plus grande fumerie de Shanghai, Le Palais du Dragon d'Or. L'établissement, situé à deux pas de la concession anglaise, occupait une vaste maison patricienne dont les trois étages pouvaient accueillir une bonne centaine de clients en même temps. Il y était entré le coeur battant d'excitation. Une fois à l'intérieur, on y était saisi par l'odeur de l'opium, une odeur subtile et indéfinissable, reconnaissable entre toutes, bref, une de ces senteurs douces, sournoises, qui cachent bien leur jeu quand on songe aux effets produits par la substance en question. Recroquevillés sur leurs grabats, les clients se contentaient de mâcher une petite boule si compacte qu'elle était devenue infumable. Résidu de résidu, récuré dans les fourneaux des pipes des consommateurs plus riches, cet opium était aussi le plus toxique et il n'était pas rare de voir certains de ses consommateurs tomber raides morts après l'avoir patiemment mastiqué. Un serviteur obséquieux avait placé une minuscule boulette encore toute fumante dans le petit fourneau d'une longue pipe au tuyau de bambou avant de la tendre à Vuibert avec autorité.
A la première bouffée, légèrement inquiet mais déterminé à mener l'expérience jusqu'à son terme, il avait ressenti une incroyable sensation de bien-être. Puis, à la deuxièeme, tout s'était mélangé dans sa tête: bourdonnements des mouches, grésillement des lampes à huile, grognements des clients, lueurs blafardes et bouffées sirupeuses. Il était aspiré vers le ciel, tel un oiseau qui prend son vol du haut d'un inaccessible sommet ...
Il ne se sentait plus le même homme. Il était tout-puissant, beau et invincible, en passe de devenir le maître du monde. Ses ailes déployées faisaient l'admiration des nuages. La vie à venir s'annonçait bien plus belle et facile que celle qu'il quittait.
Mais comme une pierre lancée vers le ciel et qui finit toujours par retomber, dès la cinquième bouffée, le bien-être et l'euphorie ou baignait notre Français s'étaient brutalement dissipés pour laisser place à une sourde montée d'angoisse et de tristesse.
Et le retour sur la terre ferme avait été aussi douloureux que la montée au firmament avait été plaisante.
D'un seul coup, sa langue avait enflé tandis que de terribles crampes paralysaient ses jambes. La bouche sèche et grelottant de fièvre, prisonnier de son corps inerte, il se sentait peser des tonnes, cadenassé dans son propre tombeau, englouti par une nuée opaque et maléfique, glissant lentement dans le gouffre sans fond du néant ou se mêlaient l'angoisse, la peur et le vertige ...




La tourneuse de page

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