jeudi 19 juin 2008

Dans l'univers d'Alexandre Jardin

Extrait du livre Fanfan:

Monsieur Ti, 89 ans, ami d'Alexandre:
Il me relata avec verve sa dernière extravagance. Il avait publié, quinze jours auparavant, l'avis de son futur décès dans le quotidien régional: le Paris-Normandie. Il annonçait sa mort pour la semaine suivante et conviait les populations à ses funérailles le lundi, le jour même oü il expirerait.
La nouvelle se répéta dans Ker Emma dès que le journal parut. Monsieur Ti organisa alors son enterrement avec un allant d'héritier. Il promena son visage plein de malignité dans tout le bourg, commanda de ravissantes couronnes au fleuriste et un cercueil sur mesure au croquemort, revint plusieurs fois pour les essayages, exigea des coussins de satin et un catafalque en dentelles. Sa coquetterie semblait sans limites.
Les habitants de Ker Emma s'amusaient de ces excentricités. Il visita ensuite ses amis pour se charger des messages qu'ils auraient eu à transmettre à leurs morts. "Je les rejoindrai bientôt, profitez-en!" expliquait-il. La bonhomie avec laquelle il évoquait son prochain trépas devint contagieuse. A Ker Emma, pendant une semaine, on parla de la mort comme d'une amie qui n'oublie personne. Seul, le curé s'inquiéta. Il amena même sa triste figure chez Monsieur Ti et le somma d'arrêter cette mascarade. Ti s'excusa de ne pouvoir lui garantir que son coeur cesserait de battre le lundi; mais il pressentait, l'assura-t-il, que lundi serait le grand jour.
Cette histoire paraîtra invraisemblable à qui n'a pas connu Monsieur Ti. Elle est pourtant authentique. Ti avait toujours apprivoisé ses peurs en les mêlant à des farces; et son angoisse s'enflait considérablement à mesure qu'approchait sa fin. Il voulait également remettre la mort dans la vie de ses concitoyens. Il s'indignait de ce que ses contemporains fissent comme si ce petit inconvénient de notre condition n'existait pas, et en entendait rappeler gaiement aux gens de Ker Emma que le temps leur était mesuré. Dérouter était sa pédagogie.
Le dimanche, tout le monde fut gagné par la superstition et l'on se mit soudain à redouter que la prophétie du vieux Ti ne se revélât juste. Contrairement à son habitude, il se rendit à la messe oü chacun lui serra la main avec émotion comme pour lui dire adieu.
Le lendemain, tout Ker Emma put lire dans la rubrique nécrologique du Paris-Normandie que Monsieur Ti avait reporté son décès à une date ultérieure et que, pour célébrer la non-interruption de son existence, il conviait ses proches à un verre dans les jardins de l'hôtel du Globe, à dix-huit heures.
Ce pied de nez aux ténèbres était sa façon de se préparer à disparaître.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Moi, ce que j'ai plutôt hâte de savoir est qu'est-ce que tu en penses.

Hasard ... Du Jardin est dans ma cour aussi aujourd'hui : rencontre d'idées entre 2 blogeuses !